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L’Art du non-dit : décrire moins pour en dire plus

Par Caro Clarke

dimanche 15 avril 2007.

Traduction par Shakes


Attirée par l’histoire tragique qui a été relatée dans les journaux, Kelly, une présentatrice de journal télévisé, visite une bourgade quelques mois après qu’un feu a détruit la crèche locale. Elle engage la conversation avec une femme, Pat et découvre que celle-ci est la journaliste locale. Suite de la conversation :

« C’est certainement vous qui avez dû assurer la couverture de ce grand feu il y a quelques mois ! » comprit Kelly.

Pat pinça les lèvres. « Oui », dit-elle, la voix tendue.

Kelly, sur le point de l’interroger davantage au sujet de la tragédie, hésita devant son évidente réticence à s’étendre dessus et au lieu de poser la question qui se trouvait sur le bout de sa langue, s’empressa de demander : « Alors, depuis quand êtes-vous reporter au Bugle ? »

Dans cet extrait, nous sommes en présence de deux personnages qui interagissent et nous obtenons des renseignements à leur propos. Pat est toujours sous le choc de ce qu’elle a vécu et n’aime pas en parler. Kelly comprend les émotions des autres et ne cherche pas à les accabler davantage. Voilà deux personnes sensibles et pourtant le langage, lui, ne l’est pas. Il cogne comme un tuyau de plomb. L’écrivain en a trop dit et nous nous impatientons, prêts à crier : « C’est bon, c’est bon, on a compris ! »

Le but d’une prose nette, épurée et qui possède un style est de raconter l’histoire de façon satisfaisante. Un bon écrivain ne s’étale pas, ne répète pas une information et n’ennuie pas ses lecteurs. Au contraire, il les attire dans l’histoire pour leur faire ressentir l’action viscéralement.

Un bon style d’écriture est comme le rasoir d’Occam [1], moins il y a de mots, plus il y a de sens. Il existe deux façons d’y arriver. D’abord, il faut retirer tout le superflu, ensuite il faut atteindre la précision en combinant ce qu’il se passe avec la façon dont cela se passe.

Si vous êtes un génie, vous obtiendrez cette prose raffinée dès le premier jet. Si vous n’êtes qu’un simple humain, vous devrez repenser, affiner et réécrire. Vous devrez y travailler jusqu’à ce que plus rien ne puisse être supprimé ou modifié sans risquer de perdre toute la signification du contenu ou d’abîmer le rythme narratif.

Jetons un coup d’oeil à ce petit bout de dialogue plus haut. Comment transformer cette prose médiocre en langage dynamique ? Commencez par le tailler. Voici le même passage avec un peu moins de remplissage :

« C’est certainement vous qui avez assuré la couverture du grand feu ! »

Pat pinça les lèvres. « Oui. »

Kelly, sur le point de l’interroger davantage, hésita devant son évidente réticence à en parler. Au lieu de poser la question qui se trouvait sur le bout de sa langue, elle s’empressa de demander : « Alors, depuis quand êtes-vous reporter au Bugle ? »

Voilà qui nous indique la même chose que la première version, avec moins de mots. On lit le passage plus facilement, et pourtant vous voyez que votre travail n’est pas encore terminé. Vous devez encore en supprimer et réécrire la dernière section, trop maladroite :

« C’est certainement vous qui avez assuré la couverture du grand feu ! » Pat pinça les lèvres. « Oui. »

Kelly sentit son évidente réticence à en parler et au lieu de la question qu’elle s’apprêtait à poser, s’empressa de demander : « Alors, depuis quand êtes-vous reporter au Bugle ? »

L’action commence à se rapprocher du "temps réel", du véritable rythme d’une vraie conversation, mais vous sentez que vous pouvez faire encore mieux. Vous avez taillé, maintenant vous devez combiner. Pat est laconique. Son "oui" modifie le sujet des questions de Kelly. Pourquoi ne pas laisser le lecteur en ressentir l’impact par lui-même ? Il n’a pas besoin d’être aidé par les mots qui précèdent : supprimez-les. Interrogez-vous sur la première question de Kelly. La poserait-elle ainsi ou bien l’avez-vous écrite de cette façon de peur que nous ne puissions "suivre" alors vous avez glissé un petit éclaircissement ? Ayez confiance : on "suit".

« C’est vous qui avez couvert le feu !

– Oui. »

Maintenant que l’on sent bien l’impact de la la réponse par monosyllabe de Pat dans cette première partie, la dernière phrase semble trop longue et maladroite. Kelly la pense bien plus vite que nous ne la lisons. Vous devez montrer la vivacité de sa réplique par la vivacité de votre écriture :

« C’est vous qui avez couvert le feu !

– Oui. »

Kelly sentit son évidente réticence à en parler. Au lieu de la question qu’elle s’apprêtait à poser, elle s’empressa de demander : « Alors, depuis quand êtes-vous reporter au Bugle ? »

Vous décrivez encore trop. Nous avons déjà constaté l’évidente réticence de Pat dans son "oui" sec, alors Kelly semble avoir trois temps de retard sur nous. Puis nous devons attendre deux phrases entières avant le changement de sujet, supposé rapide. La réplique de Kelly doit être aussi adroite pour le lecteur que pour elle. En la réécrivant, vous obtenez enfin :

« C’est vous qui avez couvert le feu !

– Oui », répondit Pat d’une telle manière que Kelly demanda plutôt : « Alors, depuis quand êtes-vous reporter au Bugle ? »

Tout comme votre personnage, votre lecteur change d’avis et s’élance sur un autre chemin. En réfléchissant à ce qu’il se passe et en imitant cette action avec votre style, vous avez pu retirer tout le superflu et ce passage est bien plus agréable à la lecture. Plutôt que de l’avoir décrite, vous êtes entré dans la narration .

Vous n’avez pas à tout épeler, à enfoncer le clou à chaque fois, ni à mettre tous les points sur les i : ayez confiance en nous. On suit.

Caro Clarke est une Canadienne vivant àprésent en Angleterre. Elle provient du milieu académique, mais a rejoint le monde réel pour travailler dans l’édition àLondres. Elle a appris àcréer des sites Internet en cherchant àpromouvoir son premier roman, “The Wolf Ticket”, ce qui l’a menée àune nouvelle carrière dans le design web et le développement. En plus de son roman, plusieurs de ses nouvelles ont été publiées dans des anthologies. Elle est aussi une poète publiée. Elle aime voyager et acheter des livres, et il lui arrive de se déplacer juste pour en acheter. Elle vit dans le centre de Londres avec sa partenaire. Et ses livres.

Cet article a d’abord été publié en anglais sur le site de Caro Clarke - http://www.caroclarke.com.

Notes

[1] NdT : Théorie attribuée au moine franciscain Guillaume d’Occam, appelée aussi "principe de simplicité", qui réfute la multiplication des hypothèses. Source : Wikipedia.

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