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Le point de vue, la perspective et le temps

Par Will Greenway

mercredi 15 novembre 2006.

Traduction par Leippya


Le "temps" est une chose à laquelle beaucoup d’écrivains ne pensent pas quand ils écrivent. Pourtant celui-ci tient un rôle vital sur la façon dont les personnages (et les lecteurs) perçoivent le déroulement des événements. Ceci est dû à la nature du langage et de la communication, et est directement lié à la façon dont les êtres humains discernent et rationalisent leur environnement.

Les gens perçoivent les événements comme allant dans une seule direction — en avant. Lorsque l’on se souvient de quelque chose qui nous est arrivé, on découpe le récit de ces moments en événements. C’est cette succession d’événements que nous considérons comme étant une histoire.

Si on repense aux contes que nos ancêtres se racontaient selon la tradition originelle, le but d’une histoire était de transmettre des informations : l’emplacement d’un abri, de nourriture, des dangers à proximité, etc. Un conteur n’aurait jamais transmis ces informations dans le désordre. Cela aurait été déroutant et à l’encontre du but de l’histoire : communiquer des données essentielles.

Au fur et à mesure que la communication, la langue et le style de vie se sont sophistiqués, les histoires ont cessé de ne concerner que l’information. On les racontait pour accroître son prestige, pour faire la morale et finalement pour divertir. Avec l’avènement des histoires pour le divertissement est arrivé l’art des récits de fiction.

Au cours de l’Histoire, les contes ont évolué pour devenir ce que nous appelons maintenant récits. Les récits sont des histoires, mais un concept d’histoires plus large qui adopte des nuances de narration — ils sont racontés avec un style ou une voix particulière.

Ceci nous amène à l’art ésotérique et aux raffinements du point de vue.

Les huit nuances du temps

Le point de vue est une technique de narration. C’est l’endroit où le narrateur existe dans la structure du récit. Tout auteur de fiction devrait être familier avec les étiquettes couramment associées aux points de vue : première personne, deuxième personne et troisième personne.

Pensez au point de vue comme à une mesure de distance. Imaginez une cible avec les scores inversés. Le centre vaut zéro, tandis que chaque cercle consécutif vers l’extérieur vaut un de plus. Plus le nombre est élevé, plus la distance entre le cercle et le centre est grande. Le point de vue à la première personne, ou histoire racontée du point de vue "je," possède une distance de zéro. Quand la distance narrative est de zéro, le narrateur est le point de focalisation central et constituant, à travers lequel tous les événements sont qualifiés. Au fur et à mesure que l’on s’éloigne du point de vue interne du protagoniste, la perspective devient de plus en plus abstraite jusqu’à ce que l’on atteigne ce qui est appelé le point de vue "omniscient."

Le temps est lié de près à la distance narrative. Dans les récits narratifs, vous constaterez que le temps est représenté selon un des huit "états" suivants :

1. Le temps d’exposition

Le temps d’exposition est "hors" du cadre du récit. Il survient généralement quand le contexte du lecteur recule, de façon à ce que l’auteur puisse fournir des détails en dehors de la sphère de compréhension normale du point de vue d’un personnage. Quand nous sommes dans cet "état," le temps ne s’écoule pas dans l’histoire. Nous sommes à l’arrêt pendant que l’auteur relate une description ou une information qu’il veut communiquer. Le temps normal reprend quand nous percevons de nouveau les événements du point de vue d’un personnage.

2. Le temps naturel

Le temps naturel est un récit asynchrone des événements. C’est le mode de narration habituel des événements d’une histoire, à partir du moment où ils ne suivent pas rigidement les tic-tacs d’une horloge ou les battements d’un coeur. Les humains perçoivent généralement le temps de cette manière, de façon séquentielle mais pas nécessairement par intervalles réguliers.

John saisit son épée. Se précipitant à l’extérieur, il sauta sur son cheval et galopa vers la bataille.

Les événements sont racontés, mais il n’y a pas de définition rigoureuse quant au temps qu’ils englobent. Néanmoins, le lecteur ressent quand même le passage du temps et peut l’estimer à partir de la description.

3. Le temps compressé

Le temps compressé est semblable au temps transitoire. Toutefois, cet état se distingue parce qu’il est raconté à partir d’un point de vue. À certains moments d’un récit, il est souhaitable de passer sur certains événements accessoires ou insignifiants. Quand le personnage-point de vue condense le récit des événements, il s’agit de temps compressé.

Courant le long de la piste, John secoua la tête. Huit kilomètres représentaient une grande distance à pied, et sa lumière faiblissait. Serrant les dents, il persévéra, ne se concentrant sur rien d’autre que le chemin, le bruit sourd de ses bottes, et son coeur battant la chamade. Les premières étoiles brillaient dans le ciel quand enfin la forêt apparut.

Ici, le personnage-point de vue nous ancre dans le temps, et pour l’essentiel met en place le cadre pour une transition temporelle. La dernière phrase est notre porte au-delà du fossé des événements sans importance dans la structure de l’histoire.

4. Le temps dilaté

Le temps dilaté est l’inverse du temps compressé. C’est lorsque le récit s’étend sur la perception normale ou "naturelle" des événements de l’histoire. Cette technique est généralement utilisée dans les scènes d’action. Elle est comparable aux scènes montrées au ralenti dans certains films.

Le cœur retentissant, John regarda la flèche quitter son arc en sifflant et voler vers le capitaine ennemi. Les hommes crièrent un avertissement et le capitaine se retourna sous l’effet de la surprise. Les yeux de l’homme s’écarquillèrent au moment où le projectile l’atteignit à la gorge.

Notez que le temps dilaté dans l’action est généralement représenté avec des phrases complètes. C’est une technique dramatique pour intensifier la tension d’un moment-clé.

5. Le temps accéléré

Le temps accéléré est similaire au temps dilaté, la différence essentielle étant que les événements sont rapportés plus fréquemment. Ils sont présentés avec un rythme saccadé. Parfois des fragments de phrases ou des enjambements sont utilisés pour intensifier plus encore l’impression de rapidité et d’urgence.

John esquiva le coup d’épée. Tournoyant dans la garde de son opposant, il écrasa son coude contre la tempe de l’homme. Chancelant, son ennemi riposta. John bloqua, déséquilibra le guerrier, et termina en le poignardant.

Vous pouvez remarquez ici qu’on fait tenir un, deux ou trois événements (ou actions) dans une seule phrase. On a plus de texte ici que dans l’exemple du temps dilaté, mais il ne s’est vraiment écoulé dans l’histoire qu’une durée égale à quelques battements de cœur.

6. Le parallaxe ou temps en "fugue"

Le parallaxe ou temps en "fugue" correspond à un changement ou une variation dans la continuité des événements perçus, en fonction d’une ou plusieurs références de point de vue. Les rêves sont un exemple de temps en "fugue." C’est une situation où le temps perçu par le personnage-point de vue est différent du "temps réel" qui s’écoule dans l’histoire. Un exemple de temps parallaxe serait plusieurs points de vue relatant la même séquence d’événements en utilisant des perspectives et nuances de temps différentes. Cette nuance est plus une référence conceptuelle qu’une technique de narration.

John dérivait à travers des couloirs enfumés, écoutant le fracas métallique de l’acier contre l’acier, le martèlement des sabots de chevaux, et les hurlements de souffrance. La voix de Darak l’appelait sans relâche, mais où qu’il courût, il semblait ne jamais s’en approcher... John se réveilla en sursaut. Poussant les couvertures de côté, il se leva, ignora ses frissons, et contempla le soleil déjà levé.

Dans cet exemple, le passage du temps est contrasté entre le flou du rêve et les instants distincts des moments éveillés.

7. Le temps synthétique

Le temps synthétique est une technique de narration dans laquelle le personnage-point de vue est incapable de relater les événements de façon cohérente, mais l’auteur veut que le lecteur sache que le temps passe. Cette technique est semblable au temps compressé, sauf que le point de vue n’est pas fiable et ses perceptions sont "imprécises." On rencontre généralement cette technique quand un personnage perd connaissance, ou devient incohérent par périodes à cause de blessures ou d’un autre facteur limitant ses facultés. L’exemple le plus simple est celui des ellipses (...) et des sauts de paragraphe. Ils indiquent tous les deux des fossés "indéterminés" dans le temps de l’histoire (à moins qu’ils ne soient introduits par une transition concrète, comme dans l’exemple du temps compressé).

La fièvre allait et venait. John connaissait des moments de clarté quand il entrevoyait des personnes, entendait des sons, et sentait des mains se presser contre lui. Il se rendait vaguement compte des raclements de la litière quand elle heurtait des rochers et vacillait à travers des fougères offrant de la résistance. Au moins une fois, il eut l’impression de voir la lune, haute dans le ciel nocturne. S’il l’avait vraiment vue, ou s’il ne s’agissait que d’une autre image de rêve, il l’ignorait.

Avant tout, le temps synthétique cherche à représenter la désorientation d’un personnage, tout en faisant avancer l’histoire. Les événements sont transmis indirectement et peu d’éléments concrets sont fournis.

8. Le temps transitoire ou "temps portail"

Les nuances de temps transitoire ou "temps portail" concernent les transitions d’exposition dans le récit qui ne sont pas dépendantes d’un point de vue particulier. Les changements de chapitre où le point de vue diffère sont un type de temps transitoire. Souvent l’auteur fera une transition ou donnera des indices pour indiquer que le temps s’est écoulé. Un autre exemple serait celui des apartés d’exposition, qui mettent artificiellement en place un changement de temps. L’exemple classique (et cliché) : pendant ce temps, au ranch...

John se tourna juste à temps pour voir le gourdin sur le point de l’atteindre à la tête. L’instinct de bouger arriva un instant après le coup douloureux qui fit s’obscurcir le monde.

* * *

John remua, sentant la pierre froide contre laquelle son visage était pressé. Il se releva et regarda autour de lui, examinant sa nouvelle prison. Grimaçant, il saisit son crâne douloureux, se demandant par Hadès ce dans quoi il s’était fourré cette fois.

Le saut de paragraphe indique un passage de temps indéterminé. L’exemple donné utilise des transitions clairement définies pour combler le fossé temporel. Dans la littérature, ce n’est pas toujours la norme. Fournir ces informations de coordination, toutefois, est une bonne habitude et une bonne technique.

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Comme montré dans la plupart des exemples ci-dessus, le temps est manipulé avec des expressions de transition. La densité des phrases, la composition des expressions, et la longueur donnent un sens du temps en contrôlant la vitesse à laquelle l’oeil du lecteur embrasse le récit. Des rythmes agités et variés altèrent l’écho de la voix entendue dans l’imagination, fournissant ainsi des structures qui contribuent à donner une illusion du lieu et aident le lecteur à laisser son incrédulité de côté.

Publié pour la première fois en 1983, Will Greenway a commencé sa carrière créative avec la volonté de dessiner et d’écrire des scénarios de comics. Après un certain nombre d’années, il s’est rendu compte que l’écriture correspondait mieux àses compétences. En dehors de l’écriture et de l’art, Will est un programmeur autodidacte, technicien informatique, et expert en réseaux. Il aime faire du ski, du racket-ball, du disc golf, et est un indéfectible supporter des jeux de rôle. A ce jour, il a achevé dix-huit romans, plus de vingt nouvelles, et de nombreux articles sur l’écriture. Il réside àSprint Valley, dans la banlieue sud de San Diego.

Le Ring Realms, l’univers partagé dans lequel ses romans ont lieu, est présent en ligne àhttp://www.ringrealms.com (en anglais).

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2 Messages de forum

  • Le point de vue, la perspective et le temps

    15 novembre 2006 12:10, par GabrielleTrompeLaMort
    Très instructif, d’autant plus que savoir tout ceci peut aider au découpage d’un plan, ou autre... Et maintenant, je sais pourquoi on me reprochait que le temps passait trop vite, dans Entrechats, dans le sens où tous les événements s’enchaînaient sans pause, semblait-il, pour le lecteur. Merci !

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  • Le point de vue, la perspective et le temps

    15 novembre 2006 17:42, par Ness
    C’est amusant, je viens d’ouvrir un sujet "rythme" dans le forum, où j’y ai parlé de l’importance de la structure des phrases pour rythmer le récit. Cet article tombe àpic :) *pendant ce temps, àVera Cruz...*

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